Une littérature qui refuse de se laisser parler d’amour ? Les romans québécois et l’expression de la passion avant 1960

Publication year
2022
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Volume
7.1
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Here's the version of the abstract which is in English. The article itself is in French.

Several critics noted the absence of a “great romance novel” in French Quebec literature before the 1960s. By comparing popular romance with a series of classical literary works, we wish to show that, in the period preceding the Quiet Revolution, the triumph or failure of love matters less than the representation of what it means to be happy in love. We examine these representations from the heroine’s viewpoint.

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Pour la période allant de 1940 à 1965, François Hébert a répertorié pas moins de 11 000 fascicules écrits et publiés au Québec (2012: 13). Au sein de cette masse, les collections « Mon roman d’amour », « Roman d’amour mensuel », « Roman d’amour spécial », « Les plus belles histoires d’amour », entre autres, donnent à lire au grand public une variété impressionnante d’histoires sentimentales. Les Éditions Police-Journal occupent la part du lion de ce marché effervescent, lançant un roman par semaine qui [...] promet à l’héroïne le grand amour au terme du récit. [...] Une étude comparative générale des romans paralittéraires et des oeuvres canoniques mériterait d’être poursuivie. Restons-en pour le moment à deux points de convergence entre ces textes : l’alliage, dans la recherche de l’amour, de la quête érotique et de la quête matérialiste.

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La célébration de la richesse est aussi plus franche dans les romans à dix sous que dans le corpus légitimé. Certes, en conformité avec un amour qui ne saurait jamais être intéressé, les héroïnes qui tentent de gravir les échelons de l’ordre social en exploitant un homme qu’elles n’aiment pas seront vertement punies, mais, pourvu que l’amour soit au rendez-vous, aucun frein ne viendra ralentir les aspirations au luxe de la jeune épouse.

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C’est à notre avis moins contre sa classe sociale que contre le modèle fourni par sa propre mère que l’héroïne embrasse un nouveau destin. À propos du roman québécois écrit par des femmes, Lori Saint-Martin remarque que les mères y sont soit mortes (et leur souvenir, dans ce cas, est peu important dans le récit), soit vivantes mais discréditées : « Le roman au féminin reprend à l’infini le refus de la vie que mène la mère. » (2017: 66-67) Or ce refus de s’accommoder d’un rôle maternel peu enviable, cette « matrophobie », qui n’est pas, comme le rappelle Saint-Martin, la peur de la mère, mais bien la peur « de devenir comme sa mère » (68), traverse aussi le roman sentimental à 10 sous.